La toilette
Voilà !
C’est l’heure de changer la couche.
Je le connais ce moment, je ne l’attends pas, il arrive, il vient juste après le repas… Enfin, juste après, peut-être pas toujours… En fait, ça dépend de ce que j’ai mangé la veille : compote, ou légumes, ça le fait, purée … un peu moins.
Cet instant rime avec « toilette »: eau tiède, savon, crème ; les bruits de clapotis et les mêmes mots rythment les mêmes gestes : « tourne-toi », « tu peux m’aider un peu quand même », « regarde, tu mets de l’eau partout ».
Je n’aime pas trop ce moment, les fesses à l’air, ça me fait froid dans le dos. A vrai dire je n’aime pas ça du tout, cette vision qu’a l’autre sur une partie de moi que je ne peux pas voir moi-même.
La sieste
Ensuite, je m’endors.
Normal, je suis toute propre, je sens bon la crème et la ouate sèche.
Je ferme les yeux.
J’aime ces premiers instants d’abandon, les paupières à demi closes, jouant de la lumière, cherchant le contour des flous… .
Les premiers instants seulement.
Passé le premier quart d’heure, je tourne la tête, une première fois, pour chercher la fenêtre, pour chercher le ciel qui couvre le dehors, apercevoir le mur d’en face, et même pas un p’tit bout d’arbre dans cet horizon limité.
Je reste ainsi pendant des heures, pendant une éternité…
La nuit, j’ai peur.
J’ai peur de tout : des pas, des bruits, du noir, des images, des ombres…
Je ne sais plus si le jour va se lever bientôt, ou si je viens juste de m’endormir ; le noir me submerge et fait de moi une statue aux yeux grands ouverts.
Je guette les premiers signes du jour qui pointe : chants d’oiseaux ou bruits d’hommes, lumière qui naît rassurante, enveloppante.
Un pas qui vient…
Une voix. ?
Le repas
Le repas, ce n’est pas ma tasse de thé non plus. Ça n’a pas de goût, c’est tout moulu, ça rend la bouche paresseuse toute cette nourriture prête à digérer !
En plus, je n’arrive pas à refermer ma bouche au bon moment, ça coule sur le bavoir, il faut alors tout racler avec la cuillère.
J’aime les jolies nappes. Surtout les blanches. Et aussi les jolis verres. Alors, cette timbale en plastique qu’on me tend tous les jours !!
Et la confiture de goyavier ! C’est ma préférée ! Pas cette compote sans goût ni sentiment, pâle et liquide, tellement insipide … La confiture de goyavier ! Rien qu’à y penser, je salive, c’est une douceur qui détaque la bouche, qui fouette le palais …
Les autres
Le moment que je déteste le plus, c’est quand on parle de moi, devant moi, mais pas avec moi. Ils sont très forts ici pour ça.
« Alors, elle a bien dormi ? »
« Elle nous fait un caprice là, c’est pas bien ! »
« Aujourd’hui, elle va être gentille. »
Il y a aussi ceux qui viennent et qui ne disent rien : ils n’ont pas les mots.
Ils meublent le silence de bruits inutiles et sont très mal à l’aise à parler à quelqu’un qui ne leur répond pas.
Ils s’assoient, me scrutent en dessous, se tortillent les mains, assurent la présence minimale et se sauvent.
Et puis, il y a Lise.
Lise caresse, touche, effleure, me parle avec ses mains. Les garçons, eux, surtout les grands, les forts, ne se penchent pas comme elle pour me regarder de près.
Les garçons, ils ont peur de me faire mal, ils me croient surement fragile.
Elle, elle n’a pas peur de ma bouche sans mot.
Elle sait lire mon regard. Je ne sais pas parler, elle sait m’entendre. Mes yeux qui demandent et qui questionnent ne l’effraient pas.
Moi
Je veux partir …
Prendre ma douche toute seule, et fermer la porte pour être tranquille et pouvoir faire plein, plein de mousse pour me laver les cheveux, et mettre de l’eau partout ..
Avoir des insomnies et des nuits blanches remplies d’étreintes et de soupirs.
Je veux manger à me faire éclater, des glaces qui dégoulinent, du saucisson bien gras, des barbes à papa qui collent au nez, du chewing-gum qui fait vulgaire, du riz au lait, du boudin au piment, et de la crème chantilly quand je suis au régime …
Je veux aller au bal du 14 juillet chez les pompiers, avec des jolies robes qui tournent, et des chaussures à talons pour sortir avec mon amoureux,
Je veux mettre ma capeline et marcher pieds nus dans mon jardin,
Je veux me promener avec mon chien sur le bord’mer,
Repeindre le bureau,
Danser la salsa,
Aller chercher le courrier dans la boîte aux lettres,
Boire du vin,
Écrire des poèmes,
Rire fort à la messe,
Conduire un camion,
Attraper froid,
Pleurer de joie,
… Vivre.
J’ai 72 ans.
Il y a 2 ans, j’ai eu un Accident Vasculaire Cérébral.
Je veux partir.
Autrice : Nadège Bernon
La Réunion 12 juin 2022
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