Une ville un soir d’été

Un pèlerin, un soir d’été, parvint sur un chantier de village peuplé d’ouvriers poussiéreux occupés à mille besognes de bois lourd, de forges sonnantes, de meules et de pierres taillées. Il fit halte au bord de la route où des hommes, au torse luisant, fracassaient à grands coups de masse, çà et là, des quartiers de rocs. L’un deux semblait exténué.
– Dur labeur, dit le pèlerin.
– Épuisant, lui répondit l’autre, abrutissant et sans espoir. De l’aube au soir, casser des pierres, est-ce une vie ? Non, c’est l’enfer. Vivement la mort que je dorme !

Un compagnon, à quelques pas, essuya son front ruisselant. Le pèlerin lui vint devant.
– Votre misère me fait peine, lui dit-il. Je m’en souviendrai. Sur le tombeau du bon Saint Jacques je prierai pour vous, c’est promis.
Le gars désigna l’épuisé.
– Priez surtout pour ce pauvre homme. Moi, grâce à Dieu, je tiens le coup. C’est que j’ai trois enfants petits et une femme qui s’escrime à les élever comme il faut. J’ai besoin de forces. Ils m’en donnent. Si je trime ainsi, c’est pour eux.

A l’écart parmi les cailloux, les geignements, les coups de masse, naquit soudain une chanson.
– Voilà le fou qui se réveille, dit le jeune père, en riant.

Le pèlerin tourna la tête et découvrit un gai luron apparemment infatigable. Il cognait d’un cœur si vaillant qu’il faisait voler des éclats jusque dans ses cheveux frisés.
– Quel entrain ! dit le pèlerin, il me semble pourtant malingre. Où puise-t-il donc sa vigueur ?
– Je n’en sais rien, répondit l’autre. Allez lui poser la question.

Dix pas plus loin :
– Holà, bonhomme, calme-toi, tu vas t’effondrer !

– Je sais bien ce que vous pensez, répondit le joyeux gaillard. Que je suis idiot. Peu m’importe. Je casse des cailloux, c’est vrai. C’est fatigant. C’est mal payé. Mais ma force est là, dans l’étoile que je me suis plantée au front. Je ne suis pas un simple esclave.
Et cognant son torse du poing, il asséna :
– Je bâtis une ville, moi !

Henri Gougaud, Le livre des chemins

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Marie Bertolotti
desirdetre.com